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Journal de Rishikesh



Holy Cow in the kitchen

La vache sacrée dans la cuisine


















Vendredi 24 janvier 2025 au matin


Plongée dans un rêve indien.

Un concert de klaxons.

L’air légèrement humide en arrivant à Delhi s’est rendu reconnaissable à mes narines - (* retour au Carnet d'Inde 2 : De New Delhi à Old Delhi Steampunk) -

Le soleil perce à peine le nuage de pollution.

Ici, toutes les couleurs sont filtrées et blanchies par les microparticules.

L’odeur est salée et roussie.


Je rejoins la petite ville de Rishikesh dans une voiture japonaise à l’esthétique des années quatre-


vingt qui me mène durant cinq heures sur les highways des abords de la mégapole, puis sur des routes de campagne bordées de camions, de scooters et de rickshaws. Tout cela dans une circulation dense et chaotique, au rythme lent du déhanché des vaches.


Nous faisons une pause petit-déjeuner dans un restaurant au bord de la route, que mon chauffeur m’offre gentiment. Il s’assoit à une table derrière moi, comme pour montrer sa protection. L’endroit reste assez peu fréquenté par les touristes, sauf ceux qui prennent ce même chemin pour se rendre dans la capitale indienne du yoga, car le yoga s’est réparti à l’origine sur les rives du Gange et dans des villes comme Kashi et Rishikesh.

Puis on aperçoit les temples à l’effigie de Shiva, la forêt et les montagnes, les grands banians et des singes plus regardants. C’est comme un col, une route de calanques en épingles à cheveux, où mon chauffeur se met à doubler dans les virages. Pourtant, cela ne me fait même pas réagir, tant je suis plongée dans un flottement, après ma nuit blanche dans l’avion. Je ne réagis qu’à sa fatigue, car il avait fait l’aller dans la nuit jusqu’à Delhi pour m’amener au matin vers ma destination.

La journée de mon arrivée, aux sommeils entrecoupés, s’est achevée dans une langueur scintillante sur les bords du Gange, oscillant entre de nombreux accueils souriants et rencontres chaleureuses.


L'arrivée à Rishikesh
L'arrivée à Rishikesh

Après mon installation, une douce et jeune Indienne m’accompagne – elle ressemble étrangement à ma plus jeune fille. Elle fait partie de la famille du petit centre de yoga qui m’accueille pour les dix jours à venir. Ensemble, nous entamons la descente vers le Gange pour assister à un Ganga Aarti. Le nec plus ultra pour une arrivée toute fraîche à Rishikesh.

"Aarti", c’est le nom d’un rituel hindou au cours duquel on brûle des mèches imbibées de ghee ou de camphre en offrande à une divinité. Ici, ce rituel honore le Gange, une déesse que l’on pourrait comparer à Mère Nature.



Ici, les dieux imposants côtoient les hommes.


Les saddhus lavent leurs vêtements dans le fleuve et les font sécher sur les bancs publics qui bordent la promenade des berges.


Sans la moindre appréhension, j’ai juste eu le temps, avant la cérémonie, de plonger mes pieds et mes mains dans l’eau et d’en déposer quelques gouttes sur mon front, comme pour m’imprégner de sa présence.

Les eaux du Gange, vertes ou turquoise, opaques, étranges et sacrées, glissent lentement sous la lumière du soir.



Les journées qui ont commencé au centre familial de yoga et d’ayurveda que j’ai choisi, et qui se trouve être sur la rive droite – la moins hipster, m’a-t-on dit – me lèvent à 5h30 pour la pratique qui démarre à 6h.

Il m’a fallu plus que quelques jours pour ressentir les effets de cette routine.

Des journées rythmées par le yoga, la respiration, la méditation, les soins ayurvédiques, entrecoupées de trois repas complets, d’une nourriture simple et traditionnelle ayurvédique, qui n’autorise comme boissons excitantes qu’à peine un peu de thé chai.

Peu à peu, les effets de la non-pensée et de la simplicité, d’un essentiel, s’éveillent.

Je me souviens d’un des versets les plus connus des Yoga Sutras de Patanjali : Yoga citta vritti nirodhah – ce qui signifie quelque chose comme : le yoga est la cessation de l’activité mentale et de l’ego.

Il n’y a pas d’équivalent en français ni en anglais pour le mot citta. C’est une combinaison proche d’esprit, d’ego et d’intellect.

Citta est aussi le singe qui saute de branches en branches et qui accompagne le roman graphique Yoga Shalala de Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, qui a pu me donner un avant gout de Rishikesh. 


Petite parenthèse "yogique" : Je suis bien loin de cette cessation de l’activité mentale et de l’ego – et je n’en fais aucun but. Cet état surgit dans l’instant, au fil de la pratique, puis s’infuse dans un mode de vie.

J’adore le yoga dans toute sa richesse, sans dogmes, dans son tout protéiforme, parfois agaçant, déroutant, ou trop schématique. J’ai mis de côté les pensées qui, un temps, m’en avaient éloignée, car pour moi, le yoga est un art. Comme la musique ou la création, il puise dans des racines profondes, mêlant connaissance et routine. J’aime répéter, revenir encore et encore, tordre et retourner ces boucles infinies.

Ces mêmes doutes et éveils m’ont traversée. Comme tant d’autres parmi les quelques 350 millions de pratiquants à travers le monde.


Cinquième jour


Les journées partagées au petit centre et au contact de cette famille, effacent mon alliance à l’anxiété.

J’ai juste le temps, durant cette première partie de mon séjour dans cette ville, pour ces quelques phrases, tant le programme et intense et nous plonge vers cet état d'attention. Nous en rions avec les autres jeunes femmes rencontrées. À peine au bout de quelques jours, et nous ressentons cette douce routine qui me rappelle vaguement à la chanson "La vie de tous les jours" du chanteur et yogi Jacques - https://www.youtube.com/watch?v=b6Nj6BlkEkA


Les repas dans la cuisine familiale sont des moments de partage joyeux et intenses, où les mots sont parfois aussi superflus.

J'observe les gestes doux et fluides de cette famille indienne, évoluant naturellement dans l’atmosphère cosmopolite créée par les retraites de yoga en Inde. Autour des petites tables basses, les visages se succèdent au fil du temps :

deux Anglaises, une Française, une


Néerlandaise, une Hongroise, une Allemande, une Ukrainienne. Nous échangeons dans un sourire constant, comme si, en quelques jours, nous retrouvions notre essence et notre sérénité. La question des Occidentaux en quête d’authenticité ne se pose plus. Nos conversations ne sont en rien existentielles.


La steam box


Il faut préciser que l’ensemble du programme est conçu pour nous ramener au corps. C’est ce qui donne tout son sens à ce quotidien. Les traitements ayurvédiques sont une première pour moi. Comme il est regrettable que le massage ne fasse pas partie de notre culture !

J’ai eu la chance de grandir dans le sud, à Marseille, auprès de parents solaires et naturistes, qui m’ont offert cette conscience du corps naturel, sans tabou. J’ai passé des week-ends entiers cul nu dans les calanques, en famille et entre amis.


C’est là que nous préparions nos corps d’enfants pour le soleil, en appliquant des crèmes protectrices.

Puis, adolescente, nous nous badigeonnions de graisse de vache. Je doute que cela soit une coutume ici !


"Le massage ayurvédique vise à obtenir, voire rétablir, un certain équilibre dans le corps et dans l’esprit. En Inde, chaque individu reçoit un massage ayurvédique au moins une fois par semaine dès la petite enfance. C’est un rituel qui concerne tous les êtres, quel que soit leur âge." (Source web)




C’est un réel plaisir de recevoir chaque jour un massage-soin différent, quoique j’aurais bien aimé anticiper le lavement intestinal et le processus de sudation dans la Steam Box que voici. La tête et les pensées à peu près froides, hors de la boîte, on ne peut que rendre un souffle lent et reconnaissant, à la fois pour supporter la chaleur et pour éloigner les pensées liées à l’hygiène, et la boîte ressemble plus à une épreuve de Koh-Lanta, où, une fois enfermée, l’on s’attend à voir surgir toutes sortes de bêtes, prêtes à partager l’habitacle.


Dans les ruelles autour de mon hôtel et du shala, une atmosphère un peu pesante flotte. C'est vibratoire, une intensité où se mêlent les chants de mantras.


Il est 21h20. Je suis emmitouflée dans une épaisse couverture, car à Rishikesh, il fait froid à cette époque de l'année, et les chambres n'ont pas de chauffage. Je ne m'attendais pas à cela, et comme d'habitude, je me retrouve à voyager sans être équipée.

Nous sommes aux pieds de l'Himalaya. Les eaux glacées du Gange descendent des glaciers et la température nocturne chute à huit degrés. On s’y habitue, et mon tempérament Vata-Pitta, révélé par ma consultation ayurvédique, me pousse à ressentir davantage le froid que la chaleur.



Deuxième jour après la "retraite"



Aujourd'hui, il pleut à Rishikesh. Depuis ma chambre, louée pour 13 € la nuit (dans cette ville pourtant réputée chère, en tant que berceau du yoga), la vue s'ouvre sur les montagnes et le pont Lakshman Jhula.

Après dix jours intenses dans le petit centre de yoga, cette pluie me ramène à ce paysage, à la guitare de voyage et aux nouvelles chansons en cours. L'atmosphère brumeuse, le singe sur le balcon et la rumeur des klaxons m'offrent un cocon, comme un bruit blanc...

J’avais prévu d’aller me poser durant trois semaines en face, sur la rive gauche à Tapovan, là où les ashrams se touchent. J’avais loué un appartement sans même connaître la ville, comme pour me rassurer, alors qu’en voyage, en Inde de surcroît, et peut-être encore plus à Rishikesh, les choses arrivent et sont provoquées à travers les rencontres. Ce n’est qu’un jeu d’influences.

La semaine dernière, entre deux cours, j’ai fait un saut là-bas pour rencontrer le propriétaire qui, d’un coup de scooter, me mène sur le lieu. Là, je suis au fond, aux prises avec une énorme angoisse en voyant la circulation intense de bagnoles, principalement des berlines et des Range Rover. Je vais jusqu’au bout de la visite, puis rentre la boule au ventre.

Le jour suivant, j’y retourne seule, et tous mes pressentiments s’accomplissent inévitablement. Je me retrouve harcelée sous des regards qui en disent long, dans une côte de deux cents mètres en travaux, sur un chemin défoncé sans la moindre lumière. Je m’y imagine à la nuit tombée.

Je redescends Tapovan sans rien voir des yogis, des ashrams en tous genres, ni des échoppes, jusqu’au bateau afin de regagner ma rive.


Le pont de Lakshman Jhula est en rénovation, drapé sous des échafaudages qui accentuent encore sa beauté particulière. Il semble doublement suspendu par des cordes et des structures métalliques, jonchées d’ouvriers casqués. De loin, on les voit funambules.

Le pont est donc fermé. Je n’aurai pas cette opportunité de le franchir cette fois. En revanche, ils ont déployé une barque et un zodiac pour tout ce petit monde déjà grandissant, car la saison pleine se prépare.


La traversée ressemble à une mini-croisière de cinquante-huit secondes ! J’ai voulu préciser ce temps, car c’est ma troisième traversée et je


retrouve à chaque fois les touristes et locaux avec des yeux animés, heureux d’être entassés. En réalité, cela dure bien plus longtemps, car la barque ne part pas sans être remplie.

J’offre à ce temps suspendu "d’attente sans attente", à ce présent au sens propre et figuré, mon regard au fleuve et au prêtre qui fait ses offrandes et ablutions au coucher du soleil.


Ses gestes précis, circulaires, sur la fréquence d’un amour dévoué et inconditionnel - celui de la foi - résonnent en moi. Sa voix enrobe celles des enfants qui viennent vendre des bougies ou des fleurs. Il plonge dans cette matière, s’enveloppe et se lave de cet élément, après avoir offert les "Aarti Flowers". Je vois alors, depuis cette barque, devenue ma barque, dans le coucher du soleil, ces hibiscus rouges ou d’autres fleurs que je ne sais identifier, dériver avec le courant.


Ce rituel rend ma pensée verticale, mon souffle libéré. 

 



J’ai donc intégré cette chambre avec vue sur les hauteurs pour huit jours supplémentaires. Les changements s’imbriquent également dans les mouvements des amies rencontrées ici. Il souffle comme un vent de sororité.

Avant mon départ pour Rishikesh, j’avais rencontré une femme dans mon salon de coiffure. Nous étions assises côte à côte, en pleine pose de mèches, quand la conversation s’est engagée, d’abord sur mon sac en matière vegan, puis sur les thés, puis sur le chai, pour finalement aboutir à l’Inde.

Deux yoginis, autrices, blogueuses, voyageuses, quinquagénaires, aimant l’Inde et les sacs vegans chers !

Une réalité invisible capable de synchroniser les événements de la nature Jung.

C’était à la fois drôle et troublant. Elle revenait d’un an de voyage autour du monde, portée par le vent et la spiritualité. Bientôt, un livre paraîtra sur son expérience, et l’occasion fera que je le partagerai. Avant de partir, elle m’a suggéré de contacter L. qui vit actuellement à Rishikesh.

L. m’a accueillie dès mon arrivée. Par une étrange coïncidence, elle réside à cinquante mètres de mon premier hôtel ! Rishikesh est pourtant grande, bien plus que je ne l’imaginais, une ville d’importance sur le Gange.

Mariée à un Indien, L. vit à en réalité à Varanasi ou Bénarès ville sacrée dédiée à Shiva et destination majeure des pèlerins hindous. En ce moment, la ville est submergée par le Maha Kumbh Mela, un immense rassemblement religieux qui a lieu tous les 12 ans.

L’affluence est telle que le chaos règne, avec des rues archi bondées, des incidents tragiques. Face au débordement, L. a décidé de fuir temporairement sa guesthouse du centre-ville pour se réfugier dans le calme de Rishikesh, le temps que l’agitation retombe.

Elle parle hindi et me conte avec humour la culture locale. Elle me décrit avec précision les plats et les boissons à éviter, comme cette boisson au goût d'œuf pourri ou ce gâteau à la crème au goût d’essence et de plastique. À l’inverse, elle me fait découvrir des plats délicieux que je n’aurais pas choisis moi-même.

Sa douce présence semble être une pièce du puzzle de mon voyage, car sans le savoir, j’ai atterri ensuite exactement dans sa guesthouse de Rishikesh.

Cette fois, c’est une autre jeune femme qui m’y a menée, celle avec qui j’ai partagé la retraite pendant dix jours. Une Française, arrivée le même jour, pour la même durée.

Nous ne nous sommes nullement snobées au premier abord comme le font parfois les Français en voyage. Dès le premier regard, nous nous sommes comprises.

M. est une nomade, comme elle se définit. Elle a quitté une France dans laquelle elle ne se reconnaît plus et a choisi la douceur de la Thaïlande depuis deux ans. Son mode de vie de slow traveller l’amène à repérer les meilleurs spots, et je ne refuse pas de la suivre.


Nous voici donc, toutes les trois, dans cette danse symétrique sur les hauteurs, en face de Tapovan.


Ce premier jour de pluie m’a mise face à un Langur.

Ces singes peuplent la zone et s’installent juste sous nos fenêtres. M., est terrorisée par les animaux en liberté, chiens, vaches, singes… sauf ceux de Thaïlande. Ce paradoxe m’amuse profondément.

Je passe la voir dans sa chambre, et il est là, juste derrière sa fenêtre sans verrou. Il est énorme et nous fixe, le nez collé à la vitre. Elle pousse un cri digne d’un émoji sous pression, puis tire les rideaux. Je retourne dans ma chambre, au même étage, et le voici sur mon balcon. Je repense à ce yogi que j’ai vu nourrir un singe à la main. J’ai voulu faire pareil, sauf que lui-même a failli se faire encorner par une vache bien décidée à partager la nourriture.


Singe sur le balcon


Animal venu explorer ses alentours

et les nouvelles venues.

Il s’accroche à mon regard.

Je ne résiste pas à lui offrir des fruits secs et des céréales.

Il me prend le poignet habilement pour saisir les graines, et mange avec une rapidité fulgurante.

Bientôt, je n’ai plus de nourriture à lui offrir.

Etant dans l’embrasure de la porte, celui-ci s’avère ténu, il s’approche, me fait reculer et prend l’initiative de venir à l’intérieur de ma chambre.

-J’ai voulu sentir la peau de ses doigts, audacieuse, et le toucher peut-être

mais là, je ne sais que faire.


Rentre chez toi, file, va-t’en !

Comme je fais avec mes chats, sauf que là,

c’est un Langur de 50 kilos au pied du lit qui nous sépare.

Et pour faire face, il me montre ses dents.

Je ne sais si c’est une menace réelle ou juste une façon de me dire : C’est de bonne foi !


Quel étrange échange, fixe et dépourvu de connaissance, en ce qui me concerne, car lui semble bien connaître les humains.

Je reste immobile, sachant seulement qu’il ne faut pas sourire à un singe.

Il finit par sortir.

Je ferme la porte à clé, et ma respiration alors se réaligne. 


Les jours qui ont suivi, je me suis mise en quête d’un cours de chant hindoustani, d’harmonium et de mantras védiques. Un package, bien qu’assez hétéroclite, proposé par certaines écoles de musique ou de nada yoga.

J’avais repéré, au moment de la préparation de mon séjour local, une professeure indépendante qui proposait ces options de cours à Tapovan. Je l’ai donc contactée.

En attendant l’heure précise de mon cours, je fais la connaissance de Wing, un Tibétain qui tient une boutique ouverte sur la ruelle, juste en face de la maisonnette de K., la professeure de chant. Il me propose de m’asseoir pour rendre l’attente plus conviviale.

Voyant une guitare posée contre la devanture, je lui demande s’il est musicien. Wing, timidement, me dit : « So so, a little. » Je lui réponds de me jouer un air, et je suis surprise de le voir saisir sa guitare sans se faire prier. Il entame une improvisation sur trois accords, la majeur, mi majeur et fa majeur, et se met à fredonner d’une voix douce des mots dans sa langue, gentiment effacés, sans espèce d’ambition particulière. Je le rejoins dans son chant, joliment, bien qu’un peu approximativement. Son regard et son sourire se déversent avec bonheur dans mon cœur. Nous passons peut-être un bon quart d’heure, le temps de cette attente, à ce partage.

Je lui demande, avant de rejoindre mon cours, s’il accepte une photo souvenir que je posterai sur mon journal – que voici donc.


Wing n’a aucunement cherché à me vendre quoi que ce soit, juste à me proposer une forme d’hospitalité.

Me voici ensuite parachutée dans une chambre suspendue sous un toit pour un cours de… je ne sais pas encore très bien quoi. La chambre mesure peut-être quinze mètres carrés, et c’est dans la minuscule entrée qu’elle donne ses cours. Nous nous asseyons au sol, en tailleur, l’une en face de l’autre, un harmonium entre nous. À peine le cours a-t-il commencé qu’elle entame, sans pudeur, le récit de sa vie personnelle et professionnelle. Son cursus, dans tous les sens.

J’ai sûrement un peu chanté, d’une voix à l’inverse de la technique vocale indienne, étant donné la tournure totalement contre-productive de ce cours pour une ouverture du diaphragme. J’ai sûrement essayé d’imiter, durant quelques minutes, une gamme harmonique indienne. En tout cas, à cinquante-neuf secondes de l’heure suivante, c’était plié ! Elle me demande quand je reviens exactement et me rappelle le bon prix proposé.


Je n’ai ressenti ni déception ni frustration, car en face, il y eut le chant ailé de Wing.


Il ne me reste alors qu’une demi-heure pour reprendre la barque et retourner sur la rive droite. Je croise, au virage de la sortie de la ruelle, comme par enchantement, un hipster indien prêt à démarrer sa Royal Enfield (moto anglaise répandue dans tous les coins d’Inde que j’ai traversés). Cheveux noirs longs sur les épaules, colliers et grigris, toge, ceinture épaisse en cuir et jean, et surtout, en cerise sur le portrait, barefoot on the motorbike – pieds nus, sans casque bien sûr.

Il me voit pressée, s’en inquiète, et puis, d’un fil en aiguille très rapide, son sourire m’embarque jusqu’à ma barque !



Pour une fois, ce sont les gens déjà tous assis à l’intérieur qui m’ont attendue avant cette dernière traversée de la journée.



La Ganga, déesse aux trois voies, chevauche les cieux, la terre et les enfers. S’immerger dans ses flots féconds et purificateurs décharge l’âme de tous les péchés. À l’arrivée du week-end, les familles hindoues affluent à Rishikesh, les hommes se baignent, les femmes se promènent, et les rires provenant des bateaux de rafting s’ajoutent au murmure permanent.

Après trois semaines ici, je me sens posée dans la ville, reconnue localement. Il suffit de passer deux fois par le même chemin pour que les habitants me reconnaissent.


J’ai trouvé mes petits repères, mes cahuttes aux abords des chemins, le chai au soleil à 30 roupies, au son de la radio locale.








J’observe une femme assise tranquillement à l’ombre, visitée par une vache – une génisse – qui vient se poser à ses pieds pour se faire caresser. L’Inde est ce pays où les chiens s’endorment sur les bancs, où les vaches se font dorer la pilule sur le sable fin et se laissent caresser comme des chiens.




Mon humeur s’accorde à la douceur de ce printemps naissant. Les nuits sont moins froides et j’ose découvrir mes bras en journée.

Notre trio de femmes s’agrandit parfois en soirée. L. a reçu la visite d’une jeune femme de 22 ans, partie sur les routes de l’Asie du Sud – Inde, Chine, Pakistan – dans un ordre plus logique pour une traversée à vélo. Un an de voyage. Le jeu des influences continue car avec M., nous avons rencontré à un cours d’Ashtanga une autre cycliste qui parcourt le monde depuis quatre ans ! Sandrine – dont je livre le nom et son site - https://awingtour.com/ - tant le récit de son voyage est fascinant. J’écoute, ébahie, ces parcours de jeunes aventurières, exploratrices de notre époque, un peu comme les navigateurs du XVIe siècle. Actrices de leurs projets fous, elles mènent des expéditions tantôt sur terre, tantôt sur mer, avec une impressionnante connaissance géopolitique et un sens aiguisé du système D en cas de rade totale. Cent kilomètres par jour, dormir parfois sous la tente, se faire arrêter par les autorités de certains pays, méditer les grands espaces, éviter les montées abruptes, prendre le temps de la carlingue lourde, choper des cours de yoga dans chaque pays, se rendre disponibles pour les gens, écrire, dessiner... J’en livre ici quelques bribes.

Moi, et mon aventure du jour – dont M. était l’instigatrice – a commencé par un réveil à 6h. Trois sur un scooter, sans casque, en route pour un cours d’Ashtanga. Cela en valait la peine, autant pour le cours que pour la rencontre.

Nous avons revu Sandrine au dîner. Elle-même était impressionnée par mon parcours d’artiste voyageuse et les liens que je tisse entre musique et yoga. Je me sens à la fois flattée et légitime dans ce parcours que je ne vois parfois pas précisément.


Avant-hier, avec M., nous avons consacré la journée à la randonnée et aux paysages. M. est toujours aussi pétillante, reine de l’organisation sans rigidité. Je continue de la suivre jusqu’à son départ très prochain. Un taxi pour Patna, une des trois cascades les plus proches.


Un bon petit-déjeuner en amont de la marche, avec vue sur un Gange turquoise à cette heure de la journée. Les plateaux-repas sattviques et ayurvédiques du petit centre de yoga sont bien loin. Nous nous empiffrons dans des purs spots suspendus et ensoleillés.





Patna a une allure préhistorique avec ses immenses fougères suspendues à la roche, et le Gange en brumisateur. C’est magnifique, et l’air est plus pur, même si la promenade reste assez courte. Nous enchaînons avec une fin de journée à travers le centre le plus populaire, où je repère un book yoga store rempli de littérature spirituelle.



Puis nous grimpons pour assister au coucher du soleil sur Boothnath Temple, dédié à Shiva, qui offre une vue à 360° sur la rivière. Le temple est une sorte de bâtisse seventies en pyramide à degrés. En grimpant les étages, je glisse quelques contributions aux pandits (prêtres) du temple.






Fin de la troisième semaine


Après des recherches presque vaines, j’ai enfin trouvé mon cours de chant de mantras Védiques et de chant classique indien. Tout s’est goupillé par l’intermédiaire de ces entrelacements, l’école de Nada Yoga, que j’avais repérée depuis la France, se trouve sur mon chemin, juste à côté du distributeur de billets. Je glisse cette précision car il me faut passer par là, étant donné le tarif élevé qu'il me propose !


Bhuwan Chandra
Bhuwan Chandra

Trois jours de mantras et de Sargam, - le Sargam que j’ai pris l’habitude d’appeler "les gammes indiennes" est un des fondements de la musique classique hindoustanie. Sept notes, - SA RE GA MA PA DA NI SA – qui font écho à la gamme de DO majeur. J'ai suivi les tableaux harmoniques sur fond de tampura,



puis, j'ai tenté de chanter "The proper way to sing a Vedic mantra", - « not like all those occidental yoga teachers do »,

« La bonne façon de chanter un mantra védique » – « pas comme tous ces professeurs de yoga occidentaux le font », me lance Bhuwan, amusé. Son fonds de commerce était tout trouvé.


Je déménage ensuite rive gauche à Tapovan, à la fois pour accompagner la fin du séjour de M. et découvrir ce quartier, loin de la côte insécure de 200 mètres, chemin de croix que j’ai bien fait d’éviter.

Je maintiens mon corps dans un état de conscience sensorielle, même si ce que je fais, mes actions personnelles, n’ont pas grande importance, mon regard est ouvert aux tableaux de la ville en revanche.

Nous entreprenons chaque matin deux heures de yoga Ashtanga façon Mysore. Mysore est le nom de la ville en Inde où ce yoga dynamique et martial a été créé par les grands maîtres yogis du début du XXe siècle. Très brièvement, Pattabhi Jois en est le père fondateur dans la lignée des enseignements de Krishnamacharya. À chacun sa guise pour aller chercher le récit de cette histoire du yoga moderne. Si pratiquer l’Ashtanga Mysore à Rishikesh n’est pas un absolu, ma disponibilité d’esprit et corporelle, l’énergie de M. et de Sandrine, la voyageuse au long cours, me mènent à la compréhension des séries de ce yoga. De plus, le shala est une fenêtre ouverte sur les hauteurs de ce versant, la ville étant construite à la naissance de la montagne et Sashin, notre guide réputé, prête grande attention à nos progressions.


Après les deux heures intenses, nous petit-déjeunons dans des lieux nommés Secret Garden ou Bouddha Bar, qui me rappellent le Goa de mes premiers séjours en Inde.


Et me voici arrivée, bien sûr, à cette gentrification. Tapovan n’y a pas échappé. L’apparence de certains cafés, non loin d’un Prenzlauer Berg berlinois, quartier certainement lui-même inspiré par l’Inde. La mode féminine est à la Western culture libérée, étole en lin beige, longues jupes, bandana dans les cheveux, large veste népalaise et Birkenstock avec chaussettes.


En Inde, tout le monde porte ces trucs entre les doigts de pieds, loin du style "gentlewomen farmer" que j’adopte plus volontiers.


Chaque ruelle, chaque corner offre son 200h ou 300h de yoga teacher training. Tout comme à Dharamsala, où j’avais séjourné en 2018 pour y faire la même chose.

Le Premier ministre Narendra Modi, pour qui la religion et le yoga font partie intégrante de sa gouvernance nationaliste, contribue largement à ce développement de grande ampleur à travers le monde, et en particulier aux abords des villes sacrées d'Inde.

Je ressens bien cette intensification de la dévotion pour cette pratique yogique depuis 2012.

Nous autres Occidentaux, dans des villes comme ici, avons l’air d’adhérer à tout en mettant de coté le discernement et la connaissance de sa politique nationaliste.


Les postulants aux 200 h de teacher training font la classe en fin d’après-midi sur les berges, juste avant les Aarti Ganga.













Ganga Aarti de la rive gauche


J’assiste à l’une d’elles, sur cette rive, et je ne me sens plus seulement spectatrice, comme à mon arrivée. Je saisis plus en profondeur l’importance du rituel dans le quotidien, qu’il soit laïque ou religieux, ainsi que la beauté de leurs gestes précis et de leurs chants.

Un rituel est toujours un mouvement neuf, en cela réside sa puissance, sinon il devient une simple répétition.


Maha arti, cérémonie des flammes en l'honneur de mère Ganga, la déité du Gange.








Hanuman


Dans une Inde traditionnelle ou dans le reflet du tantrisme - tel que l’envisage le sage Éric Baret que je tends à suivre -, le monde manifesté est représenté par l’élément féminin. Cette représentation m’amène à l’écoféminisme, aux protectrices des arbres des forêts indiennes, ces femmes paysannes à l’origine du mouvement Chipko, et aux récits de l’activiste scientifique Vandana Shiva. Je ne suis pas certaine que mon croisement soit parfaitement adéquat, mais l’écriture vient spontanément et j’en arrive à l’autre matin, au petit-déjeuner.



Maneesh, assis à notre même table ombragée, nous partageait avec une passion évidente l’épopée du dieu singe Hanuman, issue du Ramayana. Dans la mythologie hindoue, même si certaines épopées nous ramènent à des considérations romantiques qui inspirent certainement les scénarios de Bollywood, tout tend vers l’équilibre juste de la nature et de toutes les espèces, afin de cohabiter dans un idéal harmonique.

Tel Hanuman, le dieu singe vénéré ici plus qu’ailleurs, car il est le dieu du vent et du souffle. - Rama est la conscience. Sita est la conscience qui a oublié qu’elle était conscience. Dans le yoga, union des souffles intérieurs, prânâ – âpanâ célèbre la compréhension. Dans ce sens-là, Hanuman est toujours adoré avant la pratique du yoga. Il est également le symbole de l’élève parfait (Éric Baret) -.


La posture de yoga le représentant est le grand écart latéral ! Voilà pourquoi sûrement l’on croise des statues d’Hanuman un peu partout dans les ashrams.




14 février 2025


Après ces jours passés rive gauche et les départs des amies qui s’échelonnent, je décide de retourner en face ! Je m’offre, avant de retrouver l'hôtel de l’épisode avec le singe, un nouveau cours de chant avec un chanteur vieillissant, qui aurait été connu et dont la voix s’est épuisée à force de tabac.

Puis, sur le retour, au gré de ma promenade, je tombe sur le fameux ashram Anand Prakash répertorié dans tous les guides. Dans la foulée, je m’inscris à la classe ouverte de 16h pour y découvrir la méthode holistique Akhanda, suivie d’un Kirtan, curieusement animé par un yogi français qui "envoie" sans chichi, avec vérité, les mantras que je chante moi-même, quasi dans le même ordre.


Tout prend une dimension beaucoup plus simple ici et tout passe.



Mon séjour navigue entre deux rives où les couleurs ne sont pas les mêmes. Je les laisse pénétrer mes yeux. M. est déjà loin, les rencontres en voyage ne se font jamais oublier, elles n’existent vraiment, en revanche que dans le moment vécu à l'intérieur de cet espace. Peu importe le goût qu’aura notre prochaine rencontre, celle-ci s’est inscrite dans mon séjour 2025 à Rishikesh.


Litish, mon chauffeur taxi-scooter attitré, est venu me chercher ce matin pour cette traversée par la route. Je grimpe sur la selle avec un sac à dos, un sac fourre-tout et une guitare. Coincée dans mes bagages, je me sens peut-être un peu plus en sécurité, car je suis sans casque. Lui en porte un. Aucun casque n’est prévu pour les clients et, nous pouvons bien éclater nos têtes à chaque instant, car je n’ai jamais vu ailleurs une telle manière de conduire. Il faudrait établir un record du conducteur qui sait le mieux sauver nos peaux.

Même en tant que piéton, nous risquons nos peaux. Traverser l’unique rue principale de Tapovan, qui mène au départ du rafting à cinq ou sept kilomètres plus haut, est une mission périlleuse dans cette circulation faite de tous les engins possibles, à roues et à pattes - chiens, singes, ânes et vaches. Plus compliqué donc pour les humains. Il n’y a, en effet, ni passage clouté ni trottoir. L’autre matin, cela m’a pris presque dix minutes pour pouvoir traverser.

Ici, contrairement au sud, aucune nourriture carnée, aucun breuvage alcoolisé, quasi aucune cigarette publique, - tout ceci reste trouvable dans des lieux "speakeasy" ou dans les wine shops en périphérie des villes - en revanche, c’est toujours la grande fête aux effluves de gazole, aux nuages de poussière, aux pesticides et aux plastiques.



Cet après-midi, le ressenti au soleil est d’environ 28 degrés et, cette fois, c’est le legging que j’ôte, car depuis un mois je superpose les couches de fringues. Le coin est parfait, et deux autres femmes se sont posées là, à l’écart. Je ne m’aventurerai pas seule, malheureusement. Je rencontre trop souvent ces regards d’hommes, insistants, finalement les mêmes que ceux de mon adolescence.


Cette chose-là, cette mise à nu par le regard ou par les mots, n’a pas encore la même latitude partout.


En arrière-plan résonne une sorte de batucada indienne sur un rythme de tablas. Le son, diffusé dans un système à un volume extrêmement fort, fait écho contre les roches et résonne dans toute la vallée. La plage et cette écoute s’incarnent dans mes pensées de l’instant. Je ferme les yeux et j’entends les percussions d’Itaparica – petite île au large de Salvador de Bahia, au Brésil. Un premier voyage en famille avec Pascal et une petite Lou de 18 mois. Gros coup de cafard.



Je décide de me consacrer à l’écriture, aux lectures aussi, cette semaine, et de m’accorder avec le silence. Le silence n’est pas vraiment lié à la parole ou à son absence, et il n’est pas absence de son, il est aussi juste un arrière-plan conscient. Je joue très peu de guitare dans mes moments seule, j’ai repoussé l’idée de poursuivre la composition ; ainsi, je peux davantage me lier à l’environnement.

Demain, dimanche, je m’établis légèrement sur les hauteurs, car ce n’est pas encore la pleine montagne, dans un lieu que j’ai repéré tout près des Secret Waterfalls.

J’adore ces lieux "secrets" qui sont bien évidemment les sites les plus visités. La saison est encore calme, car le temps vacille entre 25 et 13 degrés en journée. J’aurai peut-être la primeur de ces chutes d’eau en partant tôt. Les commerçants, eux, attendent avec impatience le monde qui devrait arriver le mois prochain.



Je suis retournée ce matin à l’école de Nada Yoga, pour y croiser Bhuwan, parler d’un éventuel prochain séjour sous ses enseignements. Sur le chemin de l’excellent chai, dans la cahutte de Sushil, j’entends et ressens, au dessus de ma tête, un mouvement très circulaire et de petits sons comme des croassements un peu nasillards. Je lève les yeux et, ébahie, j’assiste à la danse de ces espèces de toucans indiens. Ils sont des dizaines à effectuer cette ronde. J’apprends ensuite par Sushil que ces oiseaux sont des Calaos qui viennent migrer en hiver dans le nord est de l'inde, pour se régaler dans les "Peepal tree" -



"Figuiers des pagodes", arbre sacré en Inde, souvent associé au bouddhisme et à l'hindouisme (source web).




Sushil, dans un anglais riche et stylé, me conte son histoire d'ancien yogi et disciple de Shivananda.


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