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Journal de Rishikesh

  • freddanews
  • 1 févr.
  • 31 min de lecture

Dernière mise à jour : 27 févr.



Holy Cow in the kitchen

La vache sacrée dans la cuisine


















Vendredi 24 janvier 2025 au matin


Plongée dans un rêve indien.

Un concert de klaxons.

L’air légèrement humide en arrivant à Delhi s’est rendu reconnaissable à mes narines.

Le soleil perce à peine le nuage de pollution.

Ici, toutes les couleurs sont filtrées et blanchies par les microparticules.

L’odeur est salée et roussie.


- retour au Carnet d'Inde 2 : De New Delhi à Old Delhi Steampunk -



Je rejoins la petite ville de Rishikesh dans une voiture japonaise à l’esthétique des années quatre-vingt qui me mène durant cinq heures sur les highways des abords de la mégapole, puis sur des routes de campagne bordées de camions, de scooters et de rickshaws. Tout cela dans une circulation dense et chaotique, au rythme lent du déhanché des vaches.



Nous faisons une pause petit-déjeuner dans un restaurant au bord de la route, que mon chauffeur m’offre gentiment. Il s’assoit à une table derrière moi, comme pour montrer sa protection. L’endroit reste assez peu fréquenté par les touristes, sauf ceux qui prennent ce même chemin pour se rendre dans la capitale indienne du yoga, car le yoga s’est réparti à l’origine sur les rives du Gange et dans des villes comme Kashi et Rishikesh.

Puis on aperçoit les temples à l’effigie de Shiva, la forêt et les montagnes, les grands banians et des singes plus regardants. C’est comme un col, une route de calanques en épingles à cheveux, où mon chauffeur se met à doubler dans les virages. Pourtant, cela ne me fait même pas réagir, tant je suis plongée dans un flottement, après ma nuit blanche dans l’avion. Je ne réagis qu’à sa fatigue, car il avait fait l’aller dans la nuit jusqu’à Delhi pour m’amener au matin vers ma destination.

La journée de mon arrivée, aux sommeils entrecoupés, s’est achevée dans une langueur scintillante sur les bords du Gange, oscillant entre de nombreux accueils souriants et rencontres chaleureuses.


L'arrivée à Rishikesh
L'arrivée à Rishikesh

Après mon installation, une douce et jeune Indienne m’accompagne – elle ressemble étrangement à ma plus jeune fille. Elle fait partie de la famille du petit centre de yoga qui m’accueille pour les dix jours à venir. Ensemble, nous entamons la descente vers le Gange pour assister à un Ganga Aarti. Le nec plus ultra pour une arrivée toute fraîche à Rishikesh.

"Aarti", c’est le nom d’un rituel hindou au cours duquel on brûle des mèches imbibées de ghee ou de camphre en offrande à une divinité. Ici, ce rituel honore le Gange, une déesse que l’on pourrait comparer à Mère Nature.



Ici, les dieux imposants côtoient les hommes.


Les saddhus lavent leurs vêtements dans le fleuve et les font sécher sur les bancs publics qui bordent la promenade des berges.


Sans la moindre appréhension, j’ai juste eu le temps, avant la cérémonie, de plonger mes pieds et mes mains dans l’eau et d’en déposer quelques gouttes sur mon front, comme pour m’imprégner de sa présence.


Les eaux du Gange, vertes ou turquoise, opaques, étranges et sacrées, glissent lentement sous la lumière du soir.


Les journées qui ont commencé au centre familial de yoga et d’ayurveda que j’ai choisi, et qui se trouve être sur la rive droite – la moins hipster, m’a-t-on dit – me lèvent à 5h30 pour la pratique qui démarre à 6h.

Il m’a fallu plus que quelques jours pour ressentir les effets de cette routine.

Des journées rythmées par le yoga, la respiration, la méditation, les soins ayurvédiques, entrecoupées de trois repas complets, d’une nourriture simple et traditionnelle ayurvédique, qui n’autorise comme boissons excitantes qu’à peine un peu de thé chai.

Peu à peu, les effets de la non-pensée et de la simplicité, d’un essentiel, s’éveillent.

Je me souviens d’un des versets les plus connus des Yoga Sutras de Patanjali : Yoga citta vritti nirodhah – ce qui signifie quelque chose comme : le yoga est la cessation de l’activité mentale et de l’ego.

Il n’y a pas d’équivalent en français ni en anglais pour le mot citta. C’est une combinaison proche d’esprit, d’ego et d’intellect.

Citta est aussi le singe qui saute de branches en branches et qui accompagne le roman graphique Yoga Shalala de Jeanne Burgart Goutal et Aurore Chapon, qui a pu me donner un avant gout de Rishikesh. 


Petite parenthèse "yogique" : Je suis bien loin de cette cessation de l’activité mentale et de l’ego – et je n’en fais aucun but. Cet état surgit dans l’instant, au fil de la pratique, puis s’infuse dans un mode de vie.

J’adore le yoga dans toute sa richesse, sans dogmes, dans son tout protéiforme, parfois agaçant, déroutant, ou trop schématique. J’ai mis de côté les pensées qui, un temps, m’en avaient éloignée, car pour moi, le yoga est un art. Comme la musique ou la création, il puise dans des racines profondes, mêlant connaissance et routine. J’aime répéter, revenir encore et encore, tordre et retourner ces boucles infinies.

Ces mêmes doutes et éveils m’ont traversée. Comme tant d’autres parmi les quelques 350 millions de pratiquants à travers le monde.


Cinquième jour


Les journées partagées au petit centre et au contact de cette famille, effacent mon alliance à l’anxiété.

J’ai juste le temps, durant cette première partie de mon séjour dans cette ville, pour ces quelques phrases, tant le programme et intense et nous plonge vers cet état d'attention. Nous en rions avec les autres jeunes femmes rencontrées. À peine au bout de quelques jours, et nous ressentons cette douce routine qui me rappelle vaguement à la chanson "La vie de tous les jours" du chanteur et yogi Jacques - https://www.youtube.com/watch?v=b6Nj6BlkEkA


Les repas dans la cuisine familiale sont des moments de partage joyeux et intenses, où les mots sont parfois aussi superflus.

J'observe les gestes doux et fluides de cette famille indienne, évoluant naturellement dans l’atmosphère cosmopolite créée par les retraites de yoga en Inde. Autour des petites tables basses, les visages se succèdent au fil du temps :

deux Anglaises, une Française, une


Néerlandaise, une Hongroise, une Allemande, une Ukrainienne. Nous échangeons dans un sourire constant, comme si, en quelques jours, nous retrouvions notre essence et notre sérénité. La question des Occidentaux en quête d’authenticité ne se pose plus. Nos conversations ne sont en rien existentielles.


La steam box


Il faut préciser que l’ensemble du programme est conçu pour nous ramener au corps. C’est ce qui donne tout son sens à ce quotidien. Les traitements ayurvédiques sont une première pour moi.

"Le massage ayurvédique vise à obtenir, voire rétablir, un certain équilibre dans le corps et dans l’esprit. En Inde, chaque individu reçoit un massage ayurvédique au moins une fois par

semaine dès la petite enfance. C’est un rituel qui concerne tous les êtres, quel que soit leur âge." (Source web)

Comme il est regrettable que le massage ne fasse pas partie de notre culture !

J’ai eu la chance de grandir dans le sud, à Marseille, auprès de parents solaires et naturistes, qui m’ont offert cette conscience du corps naturel, sans tabou. J’ai passé des week-ends entiers cul nu dans les calanques, en famille et entre amis.


C’est là que nous préparions nos corps d’enfants pour le soleil, en appliquant des crèmes protectrices. Puis, adolescentes, nous nous badigeonnions de graisse de vache. Je doute que cela soit une coutume ici !


C’est un réel plaisir de recevoir chaque jour un massage-soin différent. Quoique j’aurais bien aimé anticiper davantage quelques "lavages" et la


sudation systématique dans la Steam Box que voici. La tête et les pensées à peu près froides, hors de la boîte, on ne peut que rendre un souffle lent et reconnaissant, à la fois pour supporter la chaleur et pour éloigner les pensées liées à l’aspect, car la boîte, à travers mes yeux d'occidentale, ressemble plus à une épreuve de Koh-Lanta, où, une fois enfermée, l’on s’attend à voir surgir toutes sortes d'insectes, prêts à partager l’habitacle.



Dans les ruelles autour de mon hôtel et du shala, une atmosphère un peu pesante flotte. C'est vibratoire, une intensité où se mêlent les chants de mantras.


Il est 21h20. Je suis emmitouflée dans une épaisse couverture, car à Rishikesh, il fait froid à cette époque de l'année, et les chambres n'ont pas de chauffage. Je ne m'attendais pas à cela, et comme d'habitude, je me retrouve à voyager sans être équipée. Nous sommes aux pieds de l'Himalaya. Les eaux glacées du Gange descendent des glaciers et la température nocturne chute à huit degrés. On s’y habitue, et mon tempérament Vata-Pitta, révélé par ma consultation ayurvédique, me pousse à ressentir davantage le froid que la chaleur.



Deuxième jour après la "retraite"



Aujourd'hui, il pleut à Rishikesh. Depuis ma chambre, louée pour 13 € la nuit (dans cette ville pourtant réputée chère, en tant que berceau du yoga), la vue s'ouvre sur les montagnes et le pont Lakshman Jhula.

Après dix jours intenses dans le petit centre de yoga, cette pluie me ramène à ce paysage, à la guitare de voyage et aux nouvelles chansons en cours. L'atmosphère brumeuse, le singe sur le balcon et la rumeur des klaxons m'offrent un cocon, comme un bruit blanc...

J’avais prévu d’aller me poser durant trois semaines en face, sur la rive gauche à Tapovan, là où les ashrams se touchent. J’avais loué un appartement sans même connaître la ville, comme pour me rassurer, alors qu’en voyage, en Inde de surcroît, et peut-être encore plus à Rishikesh, les choses arrivent et sont provoquées à travers les rencontres. Ce n’est qu’un jeu d’influences.

La semaine dernière, entre deux cours, j’ai fait un saut là-bas pour rencontrer le propriétaire qui, d’un coup de scooter, me mène sur le lieu. Là, je suis au fond, aux prises avec une énorme angoisse en voyant la circulation intense de bagnoles, principalement des berlines et des Range Rover. Je vais jusqu’au bout de la visite, puis rentre la boule au ventre.

Le jour suivant, j’y retourne seule, et tous mes pressentiments s’accomplissent inévitablement. Je me retrouve harcelée sous des regards qui en disent long, dans une côte de deux cents mètres en travaux, sur un chemin défoncé sans la moindre lumière. Je m’y imagine à la nuit tombée.

Je redescends Tapovan sans rien voir des yogis, des ashrams en tous genres, ni des échoppes, jusqu’au bateau afin de regagner ma rive.


Le pont de Lakshman Jhula est en rénovation, drapé sous des échafaudages qui accentuent encore sa beauté particulière. Il semble doublement suspendu par des cordes et des structures métalliques, jonchées d’ouvriers casqués. De loin, on les voit funambules.

Le pont est donc fermé. Je n’aurai pas cette opportunité de le franchir cette fois. En revanche, ils ont déployé une barque et un zodiac pour tout ce petit monde déjà grandissant, car la saison pleine se prépare.


La traversée ressemble à une mini-croisière de cinquante-huit secondes ! J’ai voulu préciser ce temps, car c’est ma troisième traversée et je


retrouve à chaque fois les touristes et locaux avec des yeux animés, heureux d’être entassés. En réalité, cela dure bien plus longtemps, car la barque ne part pas sans être remplie.

J’offre à ce temps suspendu "d’attente sans attente", à ce présent au sens propre et figuré, mon regard au fleuve et au prêtre qui fait ses offrandes et ablutions au coucher du soleil.


Ses gestes précis, circulaires, sur la fréquence d’un amour dévoué et inconditionnel - celui de la foi - résonnent en moi. Sa voix enrobe celles des enfants qui viennent vendre des bougies ou des fleurs. Il plonge dans cette matière, s’enveloppe et se lave de cet élément, après avoir offert les "Aarti Flowers". Je vois alors, depuis cette barque, devenue ma barque, dans le coucher du soleil, ces hibiscus rouges ou d’autres fleurs que je ne sais identifier, dériver avec le courant.


Ce rituel rend ma pensée verticale, mon souffle libéré. 

 



J’ai donc intégré cette chambre avec vue sur les hauteurs pour huit jours supplémentaires. Les changements s’imbriquent également dans les mouvements des amies rencontrées ici. Il souffle comme un vent de sororité.

Avant mon départ pour Rishikesh, j’avais rencontré V. dans mon salon de coiffure. Nous étions assises côte à côte, en pleine pose de mèches, quand la conversation s’est engagée, d’abord sur mon sac en matière vegan, puis sur les thés, puis sur le chai, pour finalement aboutir à l’Inde. Deux yoginis, autrices, blogueuses, voyageuses, quinquagénaires, aimant l’Inde et les sacs vegans chers !

Une réalité invisible capable de synchroniser les événements de la nature Jung.

C’était à la fois drôle et troublant. Elle revenait d’un an de voyage autour du monde, portée par le vent et la spiritualité. Bientôt, un livre paraîtra sur son expérience, et l’occasion fera que je le partagerai. Avant de partir, elle m’a suggéré de contacter L. qui vit actuellement à Rishikesh.

L. m’a accueillie dès mon arrivée. Par une étrange coïncidence, elle réside à cinquante mètres de mon premier hôtel ! Rishikesh est pourtant grande, bien plus que je ne l’imaginais, une ville d’importance sur le Gange.

Mariée à un Indien, L. vit en réalité à Varanasi ou Bénarès ville sacrée dédiée à Shiva et destination majeure des pèlerins hindous. En ce moment, la ville est submergée par le Maha Kumbh Mela, un immense rassemblement religieux qui a lieu tous les 12 ans.

L’affluence est telle que le chaos règne, avec des rues archi bondées, des incidents tragiques. Face au débordement, L. a décidé de fuir temporairement sa guesthouse du centre-ville pour se réfugier dans le calme de Rishikesh, le temps que l’agitation retombe.

Elle parle hindi et me conte avec humour la culture locale. Elle me décrit avec précision les plats et les boissons à éviter, comme cette boisson au goût d'œuf pourri ou ce gâteau à la crème au goût d’essence et de plastique. À l’inverse, elle me fait découvrir des plats délicieux que je n’aurais pas choisis moi-même.

Sa douce présence semble être une pièce du puzzle de mon voyage, car sans le savoir, j’ai atterri ensuite exactement dans sa guesthouse de Rishikesh.

Cette fois, c’est une autre jeune femme qui m’y a menée, celle avec qui j’ai partagé la retraite pendant dix jours. Une Française, arrivée le même jour, pour la même durée.

Nous ne nous sommes nullement snobées au premier abord comme le font parfois les Français en voyage. Dès le premier regard, nous nous sommes comprises.

M. est une nomade, comme elle se définit. Elle a quitté une France dans laquelle elle ne se reconnaît plus et a choisi la douceur de la Thaïlande depuis deux ans. Son mode de vie de slow traveller (voyageuse lente) l’amène à repérer les meilleurs spots, et je ne refuse pas de la suivre.


Nous voici donc, toutes les trois, dans cette danse symétrique sur les hauteurs, en face de Tapovan.


Ce premier jour de pluie m’a mise face à un Langur.

Ces singes peuplent la zone et s’installent juste sous nos fenêtres. M., est terrorisée par les animaux en liberté, chiens, vaches, singes… sauf ceux d'Asie du Sud-Est. Ce paradoxe m’amuse profondément.

Je passe la voir dans sa chambre, et il est là, juste derrière sa fenêtre sans verrou. Il est énorme et nous fixe, le nez collé à la vitre. Elle pousse un cri digne d’un émoji sous pression, puis tire les rideaux. Je retourne dans ma chambre, au même étage, et le voici sur mon balcon. Je repense à ce yogi que j’ai vu nourrir un singe à la main. J’ai voulu faire pareil, sauf que lui-même a failli se faire encorner par une vache bien décidée à partager la nourriture.


Singe sur le balcon


Animal venu explorer ses alentours

et les nouvelles venues.

Il s’accroche à mon regard.

Je ne résiste pas à lui offrir des fruits secs et des céréales.

Il me prend le poignet habilement pour saisir les graines, et mange avec une rapidité fulgurante.

Bientôt, je n’ai plus de nourriture à lui offrir.

Etant dans l’embrasure de la porte, celui-ci s’avère ténu, il s’approche, me fait reculer et prend l’initiative de venir à l’intérieur de ma chambre.

-J’ai voulu sentir la peau de ses doigts, audacieuse, et le toucher peut-être

mais là, je ne sais que faire.


Rentre chez toi, file, va-t’en !

Comme je fais avec mes chats, sauf que là,

c’est un Langur de 50 kilos au pied du lit qui nous sépare.

Et pour faire face, il me montre ses dents.

Je ne sais si c’est une menace réelle ou juste une façon de me dire : C’est de bonne foi !


étrange échange, fixe et dépourvu de connaissance, en ce qui me concerne, car lui semble bien connaître les humains.

Je reste immobile, sachant seulement qu’il ne faut pas sourire à un singe.

Il finit par sortir.

Je ferme la porte à clé, et ma respiration alors se réaligne. 






Les jours qui ont suivi, je me suis mise en quête d’un cours de chant hindoustani, d’harmonium et de mantras védiques. Un package, bien qu’assez hétéroclite, proposé par certaines écoles de musique ou de nada yoga (yoga du son).

J’avais repéré, au moment de la préparation de mon séjour local, une professeure indépendante qui proposait ces options de cours à Tapovan. Je l’ai donc contactée.

En attendant l’heure précise de mon cours, je fais la connaissance de Wing, un Tibétain qui tient une boutique ouverte sur la ruelle, juste en face de la maisonnette de K., la professeure de chant. Il me propose de m’asseoir pour rendre l’attente plus conviviale.

Voyant une guitare posée contre la devanture, je lui demande s’il est musicien. Wing, timidement, me dit : « So so, a little. » Je lui réponds de me jouer un air, et je suis surprise de le voir saisir sa guitare sans se faire prier. Il entame une improvisation sur trois accords, la majeur, mi majeur et fa majeur, et se met à fredonner d’une voix douce des mots dans sa langue, gentiment effacés, sans espèce d’ambition particulière. Je le rejoins dans son chant, joliment, bien qu’un peu approximativement. Son regard et son sourire se déversent avec bonheur dans mon cœur. Nous passons peut-être un bon quart d’heure, le temps de cette attente, à ce partage.

Je lui demande, avant de rejoindre mon cours, s’il accepte une photo souvenir que je posterai sur mon journal – que voici donc.


Wing
Wing

Wing n’a aucunement cherché à me vendre quoi que ce soit, juste à me proposer une forme d’hospitalité.

Me voici ensuite parachutée dans une chambre suspendue sous un toit pour un cours de… je ne sais pas encore très bien quoi. La chambre mesure peut-être quinze mètres carrés, et c’est dans la minuscule entrée qu’elle donne ses cours. Nous nous asseyons au sol, en tailleur, l’une en face de l’autre, un harmonium entre nous. À peine le cours a-t-il commencé qu’elle entame, sans pudeur, le récit de sa vie personnelle et professionnelle. Son cursus, dans tous les sens.

J’ai sûrement un peu chanté, d’une voix à l’inverse de la technique vocale indienne, étant donné la tournure totalement contre-productive de ce cours pour une ouverture du diaphragme. J’ai sûrement essayé d’imiter, durant quelques minutes, une gamme harmonique indienne. En tout cas, à cinquante-neuf secondes de l’heure suivante, c’était plié ! Elle me demande quand je reviens exactement et me rappelle le bon prix proposé.


Je n’ai ressenti ni déception ni frustration, car en face, il y eut le chant ailé de Wing.


Il ne me reste alors qu’une demi-heure pour reprendre la barque et retourner sur la rive droite. Je croise, au virage de la sortie de la ruelle, comme par enchantement, un hipster indien prêt à démarrer sa Royal Enfield (moto anglaise répandue dans tous les coins d’Inde que j’ai traversés). Cheveux noirs longs sur les épaules, colliers et grigris, toge, ceinture épaisse en cuir et jean, et surtout, en cerise sur le portrait, barefoot on the motorbike – pieds nus, sans casque bien sûr.

Il me voit pressée, s’en inquiète, et puis, d’un fil en aiguille très rapide, son sourire m’embarque jusqu’à ma barque !



Pour une fois, ce sont les gens déjà tous assis à l’intérieur qui m’ont attendue avant cette dernière traversée de la journée.



La Ganga, déesse aux trois voies, chevauche les cieux, la terre et les enfers. S’immerger dans ses flots féconds et purificateurs décharge l’âme de tous les péchés. À l’arrivée du week-end, les familles hindoues affluent à Rishikesh, les hommes se baignent, les femmes se promènent, et les rires provenant des bateaux de rafting s’ajoutent au murmure permanent.

Après trois semaines ici, je me sens posée dans la ville, reconnue localement. Il suffit de passer deux fois par le même chemin pour que les habitants me reconnaissent.


J’ai trouvé mes petits repères, mes cahuttes aux abords des chemins, le chai au soleil à 30 roupies, au son de la radio locale.








J’observe une femme assise tranquillement à l’ombre, visitée par une vache – une génisse – qui vient se poser à ses pieds pour se faire caresser. L’Inde est ce pays où les chiens s’endorment sur les bancs, où les vaches se font dorer la pilule sur le sable fin et se laissent caresser comme des chiens.




Mon humeur s’accorde à la douceur de ce printemps naissant. Les nuits sont moins froides et j’ose découvrir mes bras en journée.

Notre trio de femmes s’agrandit parfois en soirée. L. a reçu la visite d’une jeune femme de 22 ans, partie sur les routes de l’Asie du Sud – Inde, Chine, Pakistan – dans un ordre plus logique pour une traversée à vélo. Un an de voyage. Le jeu des influences continue car avec M., nous avons rencontré à un cours d’Ashtanga une autre cycliste qui parcourt le monde depuis quatre ans ! Sandrine – dont je livre le nom et son site - https://awingtour.com/ - tant le récit de son voyage est fascinant. J’écoute, ébahie, ces parcours de jeunes aventurières, exploratrices de notre époque, un peu comme les navigateurs du XVIe siècle. Actrices de leurs projets fous, elles mènent des expéditions tantôt sur terre, tantôt sur mer, avec une impressionnante connaissance géopolitique et un sens aiguisé du système D en cas de rade totale. Cent kilomètres par jour, dormir parfois sous la tente, se faire arrêter par les autorités de certains pays, méditer les grands espaces, éviter les montées abruptes, prendre le temps de la carlingue lourde, choper des cours de yoga dans chaque pays, se rendre disponibles pour les gens, écrire, dessiner... J’en livre ici quelques bribes.

Moi, et mon aventure du jour – dont M. était l’instigatrice – a commencé par un réveil à 6h. Trois sur un scooter, sans casque, en route pour un cours d’Ashtanga. Cela en valait la peine, autant pour le cours que pour la rencontre.

Nous avons revu Sandrine au dîner. Elle-même était impressionnée par mon parcours d’artiste voyageuse et les liens que je tisse entre musique et yoga. Je me sens à la fois flattée et légitime dans ce parcours que je ne vois parfois pas précisément.


Avant-hier, avec M., nous avons consacré la journée à la randonnée et aux paysages. M. est toujours aussi pétillante, reine de l’organisation sans rigidité. Je continue de la suivre jusqu’à son départ très prochain. Un taxi pour Patna, une des trois cascades les plus proches.


Un bon petit-déjeuner en amont de la marche, avec vue sur un Gange turquoise à cette heure de la journée. Les plateaux-repas sattviques et ayurvédiques du petit centre de yoga sont bien loin. Nous nous empiffrons dans des purs spots suspendus et ensoleillés.





Patna a une allure préhistorique avec ses immenses fougères suspendues à la roche, et le Gange en brumisateur. C’est magnifique, et l’air est plus pur, même si la promenade reste assez courte. Nous enchaînons avec une fin de journée à travers le centre le plus populaire, où je repère un book yoga store (librairie) rempli de littérature spirituelle.



Puis nous grimpons pour assister au coucher du soleil sur Boothnath Temple, dédié à Shiva, qui offre une vue à 360° sur la rivière. Le temple est une sorte de bâtisse seventies en pyramide à degrés. En grimpant les étages, je glisse quelques contributions aux pandits (prêtres) du temple.






Fin de la troisième semaine


Après des recherches presque vaines, j’ai enfin trouvé mon cours de chant de mantras Védiques et de chant classique indien. Tout s’est goupillé par l’intermédiaire de ces entrelacements, l’école de Nada Yoga, que j’avais repérée depuis la France, se trouve sur mon chemin, juste à côté du distributeur de billets. Je glisse cette précision car il me faut passer par là, étant donné le tarif élevé que l'on me propose !


Bhuwan Chandra
Bhuwan Chandra

Trois jours de mantras et de Sargam, - le Sargam que j’ai pris l’habitude d’appeler "les gammes indiennes" est un des fondements de la musique classique hindoustanie.

Sept notes, - SA RE GA MA PA DA NI SA – qui font écho à la gamme de DO majeur. J'ai suivi les tableaux harmoniques sur fond de tampura,



puis, j'ai tenté de chanter "The proper way to sing a Vedic mantra", - « not like all those occidental yoga teachers do »,

« La bonne façon de chanter un mantra védique » – « pas comme tous ces professeurs de yoga occidentaux le font », me lance Bhuwan, mon professeur, amusé. Son fonds de commerce était tout trouvé.


Je déménage ensuite rive gauche à Tapovan, à la fois pour accompagner la fin du séjour de M. et découvrir ce quartier, loin de la côte insécure de 200 mètres, chemin de croix que j’ai bien fait d’éviter.

Je maintiens mon corps dans un état de conscience sensorielle, même si ce que je fais, mes actions personnelles, n’ont pas grande importance, mon regard est ouvert aux tableaux de la ville en revanche.

Nous entreprenons chaque matin deux heures de yoga Ashtanga façon Mysore. Mysore est le nom de la ville en Inde où ce yoga dynamique et martial a été créé par les grands maîtres yogis du début du XXe siècle. Très brièvement, Pattabhi Jois en est le père fondateur dans la lignée des enseignements de Krishnamacharya. À chacun sa guise pour aller chercher le récit de cette histoire du yoga moderne. Si pratiquer l’Ashtanga Mysore à Rishikesh n’est pas un absolu, ma disponibilité d’esprit et corporelle, l’énergie de M. et de Sandrine, la voyageuse au long cours, me mènent à la compréhension des séries de ce yoga. De plus, le shala est une fenêtre ouverte sur les hauteurs de ce versant, la ville étant construite à la naissance de la montagne et Sashin, notre guide réputé, prête grande attention à nos progressions.


Après les deux heures intenses, nous petit-déjeunons dans des lieux nommés Secret Garden ou Bouddha Bar, qui me rappellent le Goa de mes premiers séjours en Inde.


Et me voici arrivée, bien sûr, à cette gentrification. Tapovan n’y a pas échappé. L’apparence de certains cafés, non loin d’un Prenzlauer Berg berlinois, quartier certainement lui-même inspiré par l’Inde. La mode féminine est à la Western culture libérée, étole en lin beige, longues jupes, bandana dans les cheveux, large veste népalaise et Birkenstock avec chaussettes.


En Inde, tout le monde porte ces trucs entre les doigts de pieds, loin du style "gentlewomen farmer" que j’adopte plus volontiers.


Chaque ruelle, chaque corner offre son 200h ou 300h de yoga teacher training. Tout comme à Dharamsala, où j’avais séjourné en 2018 pour y faire la même chose.

Le Premier ministre Narendra Modi, pour qui la religion et le yoga font partie intégrante de sa gouvernance nationaliste, contribue largement à ce développement de grande ampleur à travers le monde, et en particulier aux abords des villes sacrées d'Inde.

Je ressens bien cette intensification de la dévotion pour cette pratique yogique depuis 2012.

Nous autres Occidentaux, dans des villes comme ici, avons l’air d’adhérer à tout en mettant de coté le discernement et la connaissance de sa politique nationaliste.


Les postulants aux 200 h de teacher training font la classe en fin d’après-midi sur les berges, juste avant les Aarti Ganga.













Aarti Ganga de la rive gauche


J’assiste à l’une d’elles, sur cette rive, et je ne me sens plus seulement spectatrice, comme à mon arrivée. Je saisis plus en profondeur l’importance du rituel dans le quotidien, qu’il soit laïque ou religieux, ainsi que la beauté de leurs gestes précis et de leurs chants.

Un rituel est toujours un mouvement neuf, en cela réside sa puissance, sinon il devient une simple répétition.


Maha Aarti, cérémonie des flammes en l'honneur de mère Ganga, la déité du Gange.






Hanuman


Dans une Inde traditionnelle ou dans le reflet du tantrisme - tel que l’envisage le sage Éric Baret que je tends à suivre -, le monde manifesté est représenté par l’élément féminin. Cette représentation m’amène à l’écoféminisme, aux protectrices des arbres des forêts indiennes, ces femmes paysannes à l’origine du mouvement Chipko, et aux récits de l’activiste scientifique Vandana Shiva. Je ne suis pas certaine que mon croisement soit parfaitement adéquat, mais l’écriture vient spontanément et j’en arrive à l’autre matin, au petit-déjeuner.



Maneesh, assis à notre même table ombragée, nous partageait avec une passion évidente l’épopée du dieu singe Hanuman, issue du Ramayana. Dans la mythologie hindoue, même si certaines épopées nous ramènent à des considérations romantiques qui inspirent certainement les scénarios de Bollywood, tout tend vers l’équilibre juste de la nature et de toutes les espèces, afin de cohabiter dans un idéal harmonique.

Tel Hanuman, le dieu singe vénéré ici plus qu’ailleurs, car il est le dieu du vent et du souffle. - Rama est la conscience. Sita est la conscience qui a oublié qu’elle était conscience. Dans le yoga, union des souffles intérieurs, prânâ – âpanâ célèbre la compréhension. Dans ce sens-là, Hanuman est toujours adoré avant la pratique du yoga. Il est également le symbole de l’élève parfait (Éric Baret) -.


La posture de yoga le représentant est le grand écart latéral ! Voilà pourquoi sûrement l’on croise des statues d’Hanuman un peu partout dans les ashrams.




14 février 2025


Après ces jours passés rive gauche et les départs des amies qui s’échelonnent, je décide de retourner en face ! Je m’offre, avant de retrouver l'hôtel de l’épisode avec le singe, un nouveau cours de chant avec un chanteur vieillissant, qui aurait été connu et dont la voix s’est épuisée à force de tabac.

Puis, sur le retour, au gré de ma promenade, je tombe sur le fameux ashram Anand Prakash répertorié dans tous les guides. Dans la foulée, je m’inscris à la classe ouverte de 16h pour y découvrir la méthode holistique Akhanda, suivie d’un Kirtan, curieusement animé par un yogi français qui "envoie" sans chichi, avec vérité, les mantras que je chante moi-même, quasi dans le même ordre.


Tout prend une dimension beaucoup plus simple ici et tout passe.



Mon séjour navigue entre deux rives où les couleurs ne sont pas les mêmes. Je les laisse pénétrer mes yeux. M. est déjà loin, les rencontres en voyage ne se font jamais oublier, elles continuent d'exister dans le moment vécu à l'intérieur de cet espace. Peu importe le goût qu’aura notre prochaine rencontre, ailleurs ou dans d'autres circonstances, la magie des moments simples partagés est inscrite dans ce séjour 2025 à Rishikesh.


Litish, mon chauffeur taxi-scooter attitré, est venu me chercher ce matin pour cette traversée par la route. Je grimpe sur la selle avec un sac à dos, un sac fourre-tout et une guitare. Coincée dans mes bagages, je me sens peut-être un peu plus en sécurité, car je suis sans casque. Lui en porte un. Aucun casque n’est prévu pour les clients et, nous pouvons bien éclater nos têtes à chaque instant, car je n’ai jamais vu ailleurs une telle manière de conduire. Il faudrait établir un record du conducteur qui sait le mieux sauver nos peaux.

Même en tant que piéton, nous risquons nos peaux. Traverser l’unique rue principale de Tapovan, qui mène au départ du rafting à cinq ou sept kilomètres plus haut, est une mission périlleuse dans cette circulation faite de tous les engins possibles, à roues et à pattes - chiens, singes, ânes et vaches. Plus compliqué donc pour les humains. Il n’y a, en effet, ni passage clouté ni trottoir. L’autre matin, cela m’a pris presque dix minutes pour pouvoir traverser.

Ici, contrairement au sud, aucune nourriture carnée, aucun breuvage alcoolisé, quasi aucune cigarette publique, - tout ceci reste trouvable dans des lieux "speakeasy" ou dans les wine shops en périphérie des villes - en revanche, c’est toujours la grande fête aux effluves de gazole, aux nuages de poussière, aux pesticides et aux plastiques.



Cet après-midi, le ressenti au soleil est d’environ 28 degrés et, cette fois, c’est le legging que j’ôte. Depuis un mois je superpose les couches de fringues. Le coin est parfait, et deux autres femmes se sont posées là, à l’écart. Je ne m’aventurerai pas plus loin, seule. Je rencontre trop souvent ces regards d’hommes, insistants, finalement les mêmes que ceux de mon adolescence.


Cette chose-là, cette mise à nu par le regard ou par les mots, n’a pas encore la même latitude partout.


En arrière-plan résonne une sorte de batucada indienne sur un rythme de tablas. Le son, diffusé dans un système à un volume extrêmement fort, fait écho contre les roches et résonne dans toute la vallée. La plage et cette écoute s’incarnent dans mes pensées de l’instant. Je ferme les yeux et j’entends les percussions d’Itaparica – petite île au large de Salvador de Bahia, au Brésil. Un premier voyage en famille avec Pascal et une petite Lou de 18 mois. Gros coup de cafard.


Je décide de me consacrer à l’écriture, aux lectures aussi, ce début de semaine, et de m’accorder avec le silence. Le silence n’est pas vraiment lié à la parole ou à son absence, et il n’est pas absence de son, il est aussi juste un arrière-plan conscient. Je joue très peu de guitare dans mes moments seule, j’ai repoussé l’idée de poursuivre la composition ; ainsi, je peux davantage me lier à l’environnement.


Demain, dimanche, je m’établis légèrement sur les hauteurs, car ce n’est pas encore la pleine montagne, dans un lieu que j’ai repéré tout près des Secret Waterfalls. J’adore ces lieux "secrets" qui sont bien évidemment les sites les plus visités. La saison est encore calme, car le temps vacille entre 25 et 13 degrés en journée. J’aurai peut-être la primeur de ces chutes d’eau en partant tôt. Les commerçants, eux, attendent avec impatience le monde qui devrait arriver le mois prochain.



Je suis retournée ce matin à l’école de Nada Yoga, pour y croiser Bhuwan, parler d’un éventuel prochain séjour sous ses enseignements. Sur le chemin de l’excellent chai, dans la cahutte de Sushil, j’entends et ressens, au dessus de ma tête, dans les feuilles des arbres, un mouvement très circulaire et de petits sons comme des croassements un peu nasillards. Je lève les yeux et, ébahie, j’assiste à la danse de ces espèces de toucans indiens. Ils sont des dizaines à effectuer cette ronde. J’apprends ensuite par Sushil que ces oiseaux sont des Calaos qui viennent migrer en hiver dans le nord est de l'inde, pour se régaler dans les "Peepal tree" -


"Figuiers des pagodes", arbre sacré en Inde, souvent associé au bouddhisme et à l'hindouisme (source web).




Sushil
Sushil

Sushil, dans un anglais riche et stylé, me conte son histoire d'ancien yogi et adepte de Sivananda. Après vingt-cinq ans passés comme professeur de yoga et tout dévoué au karma yoga, - accomplissant donc toutes les tâches courantes d’un resort tenu par un couple d’Allemands aux abords de la ville - , il avait opté pour une application plus solitaire et marginale en louant cette petite cahutte au bord du chemin.

Cigarette permanente au bout des doigts, il me raconte l’origine et la construction de l’ashram de Swami Sivananda, l’un des plus anciens de Rishikesh. Il me dit qu’il continue d’appliquer les principes de la Divine Life Society (Société de la Vie Divine), fondée par cette grande figure spirituelle, créateur du yoga intégral et premier disciple à avoir diffusé cette philosophie du corps et de l’esprit à travers le monde. "Servir, aimer, purifier, donner, méditer et réaliser" sont ces principes fondamentaux qu’il me dit suivre au quotidien, tout en préparant son thé.

Une fois par an, il célèbre aussi la solidarité en offrant son chai aux villageois et à celles et ceux qui, comme moi, passent par le chemin. Après avoir été photographié, il me demande si je peux participer par un don à cette initiative. Je ne sais pas quoi répondre ni quoi faire, mon réservoir à billets s’amenuise, et je n’arrive pas à formuler un refus.

- "Je vais y réfléchir", lui dis-je.

Puis, je n’ai plus eu l’occasion de repasser par ce chemin de terre.


Temple au bord du Gange
Temple au bord du Gange


Dimanche 16 - Secret Waterfalls 


Ce ne fut pas une mince affaire pour venir jusque sur les hauteurs de Deacon Valley, non loin de la fameuse côte qui revient et devient finalement un de mes incontournables territoires. Trois kilomètres plus haut se trouvent les Secret Waterfalls (chutes d’eau secrètes). Nitish, mon tout jeune conducteur, peut-être juste au sortir de l’adolescence, n’a pas de 4G pour me guider. Jusque-là, et je n’avais pas conscience du coût que cela peut engendrer pour un adolescent indien. Nous nous arrêtons, au petit bonheur la chance, à chaque commerce. Il a pourtant tenté de me déposer à Neer Waterfall.


Je comprends alors sa confusion entre Near – proche de – Secret Waterfall et le nom de Neer Waterfall !


Finalement, après maints détours et un semblant de sueur sur son front, c’est un autre gars en scooter qui me propose de me conduire jusque-là, car il connaît le spot. Je donne son argent au doux gamin, tout confus de ne pas avoir su, et grimpe derrière cet autre gentil, un peu plus vieux et aguerri. (Je n'ai pu, dans cette courte aventure, retenir son prénom). Il en profite dans la montée pour me faire prendre, à chaque ralentissement sur les passages caillouteux, des photos du paysage. Le chemin est une sorte d’image cauchemardesque où je nous vois sur le scooter dévaler la pente ardue en arrière. Une sorte de mythe de Sisyphe avec un scooter en guise de rocher.


C’est si beau de là-haut, et déjà d’autres sons se distinguent, ceux des insectes, des grillons, d’espèces de petits oiseaux. Puis les sons des nombreuses cascades qui dévalent la vallée. L’hôtel-cottage est élaboré de sorte à se sentir dans un coin de paradis à soi. Les quelques personnes qui y séjournent sont des jeunes méditants du dimanche aux nationalités encore éclatées – Australiens, Néerlandais, Irlandaise, Indien du Sud. La manageuse, qui ne m’avait pas fait payer la chambre en amont, s’était inquiétée de mon arrivée tardive. Une Indienne de 33 ans venue faire sa saison ici avant de partir étudier le commerce en Italie. Elle me fait part de ses difficultés à trouver un logement à Rome et m’invite à échanger nos contacts. Je suis pourtant loin de Rome.

Comme les amitiés fulgurantes et spontanées effacent les frontières.


Je suis le chemin que le chauffeur m’a indiqué, tout proche, et me retrouve à cinquante mètres plus bas, dans une vasque d’eau presque tiède comparée à l’eau glacée du fleuve de la vallée. Je me baigne jusqu’à la taille dans cette eau régénérante et bouillonnante.

Je croise au retour de nouveaux jeunes voyageurs revenant de leur baignade, un Français, un


Grec, une Espagnole, avec lesquels je partage un déjeuner tardif, soi-disant organique, sous une tonnelle refuge de moyenne montagne.


Je profite de cet angle pour une digression, voire un essentiel de ma transition intérieure, -la transition écologique commence par la transition intérieure. – Le soi-disant organique relié au fait que je ne pense pas qu’à Rishikesh, elle le soit. Certains États d’Inde ont pris la résolution d’une agriculture organique depuis plus de vingt ans, mais cela reste de faibles tailles d’exploitation comparé au milliard d’habitants et à la grandeur du continent. Les "Mémoires terrestres", parues en 2023, de Vandana Shiva, que je considère comme la plus grande militante écologiste au monde, nous en apprennent davantage sur les initiatives orchestrées principalement par des femmes. Son ONG Navdanya, destinée à la protection de la biodiversité et à une agriculture libre de poison, milite pour la liberté et la sauvegarde des semences. Je crois fermement à ces actions sur la durée et me laisse bercer par les chants et les mots poétiques de ces gardiennes, pionnières de l’écologie indienne.

Peu à peu, je construis mon réseau de résistance, qui paraît encore bien autocentré.

En matière de compostage, bien que la culture biologique soit encore soumise aux valeurs de l’ultra-productivité, je trouve le chemin de conscience très présent chez les Indiens au quotidien.


Ces journées aux Secret Waterfalls sont le reflet d’un été quelque part, dans un endroit intuitif et sans temporalité.

Au soleil couchant, je me pose avec la petite Martin, guitare de voyage que j’adore, non loin du shala, car ici nul endroit sans son shala ! Je ressens cette intimité à l’intérieur du paysage forestier, qui abrite sûrement des léopards à quelques cinq cents mètres plus haut – m’a-t-on dit.


Le voyageur indien, Hemend, vient m’écouter, le même à qui j’apprends à jouer quelques accords le soir après le dîner, sur les coussins du petit restaurant. Nous passons ce moment sans compter le temps. Chacun vaque à ses occupations, sans rien relever, comme à la maison.

Hemend
Hemend

Mes narines se dépoussièrent. Mon mal de crâne, qui était devenu permanent ces derniers mois en France, s’estompe. Mes oreilles, tout ouïes au son de l’eau qui coule. Cette nuit, je dors, bercée par le flux régulier et plutôt intense de la rivière.

Le lendemain, le soleil levant nous enveloppe d’énergie. Nous nous retrouvons, voyageurs éclatés, dans le shala pour un cours offert, et comme sur la même latitude, nous descendons dans les vasques secrètes. L’eau du fleuve se fait jacuzzi et enfin, je peux tomber toutes les couches de tissus restantes. Enfin presque, évidemment. Je m’y plonge et reste de longues secondes, immergée entièrement.

Ces heures, avec ces gens, ces eaux, cette vue, ces sons, ce parfum, cet élixir qui nous aurait alors envoûtés, cette nature inclusive que je tends à réceptionner sur la fréquence des arts qui traversent ma vie. Ce lieu offre un état de veille rêvée. Plus on intègre cet état, plus on le rend pérenne et conscient lorsqu’un nouvel éclat de magie survient. Tout s’éclaire par le regard.


Je suis repartie à pied afin de ressentir le chemin qui mène là-haut, avec en tête les mots de Sandrine qui me disait avoir choisi de parcourir le monde lentement, sans moteur d’engin, afin d’en ressentir la réelle circonférence. Parfois, les perceptions sont si fortes qu’on a tendance à idéaliser nos récits. Celui-ci survient comme un apax existentiel, car il fait émerger en moi - pourquoi pas - et, également inspirée par ces âmes voyageuses - pourquoi pas moi - dans une marche longue sur le globe ?

Oser laisser germer, comme les semences de Vandana Shiva, la graine qui vient de s’implanter dans mon cœur.


C’est encore une multitude d’influences qui se combinent.



Today is a special day - Aujourd'hui est un jour spécial -


Le soir, en revenant à mon hôtel QG du Singe sur le Balcon, il règne une ambiance de fête. Il faut dire que les Indiens adorent célébrer, et ici en particulier, la dévotion, le chant, les rituels, les mariages, les pleines lunes, les nouvelles lunes, les élections… tout est sujet aux feux d’artifice improvisés. - Today is a special day - comme ils disent, sauf que chaque jour est un jour spécial !

La musique techno, un peu ringarde, se fait aussi entendre dans les restaurants accueillant les yogis. Je n’y connais rien dans cette musique, mais celle-ci me semble être rescapée des raves de Goa du début des années quatre-vingt-dix. Tout pétarade dès 19 h et tout s’arrête à 22 h. Les sons de célébration reprennent au lever du soleil avec le chant d’un prêtre.


En marchant vers mon hôtel, je passe par le terrain vague à fil à linge pour les draps des hôtels et à vaches, qui est en train de se transformer pour accueillir trois jours de célébration d’un mariage. En effet, les Indiens louent souvent un terrain, cela revient moins cher et peut accueillir jusqu’à 600 personnes, même pour certains mariages issus de castes peu fortunées. Je n’ai pas pu en profiter ni en apprendre davantage sur le déroulé protocolaire. J’observe juste ce terrain, que j’ai longé chaque matin durant les dix premiers jours, se transformer peu à peu.




Le temple des Beatles


Le dernier jour, je me rends à l’ashram du Maharishi Mahesh. Établi en 1961 sur sept hectares de forêt, il a accueilli, pendant trois petites semaines, le fameux quartet de Liverpool au sommet de leur succès. Le tarif de la visite a bien été revu à la hausse, car sur des forums datant de quelques années seulement, je pouvais lire 200 roupies. Aujourd’hui, les 200 roupies sont réservées aux Indiens, tandis que les étrangers doivent s’acquitter de 1 200 roupies.

Ce prix, pourtant équivalent à celui d’un musée européen, et le récit de certains voyageurs pour qui le lieu n’avait pas fait mouche, m’avaient dissuadée d’y aller. La nostalgie survenue à la fin du séjour, résultant un peu de mes ancrages dans la pop culture, m’y a finalement menée, comme pour clôturer ma boucle.



En entrant, je me suis sentie une âme d’enfant, comme au début du Voyage de Chihiro, pénétrant dans une cité interdite à la temporalité autre qu’humaine. Les très nombreuses huttes de méditation bordent tout le début de la visite et ont une allure de sépultures qui me rappelle le cimetière de Brooklyn, autre fenêtre ouverte sur Ellis Island, l’arrivée des migrants européens, celles de mes aïeux du Champsaur. Ce lieu m’a fascinée et obsédée au point d’en écrire tout un album. Pour continuer avec les comparaisons que je ressens, le site me rappelle aussi Saint-Martin (autre base d’inspiration), aux fenêtres ouvertes sur une beauté qu’on ne peut pas toujours voir, celle de la décrépitude, de l’usure ou de la destruction par la guerre.



Demeure du Maharishi
Demeure du Maharishi

J’observe alors ces adolescents amoureux, venus flirter à l’intérieur de ce temple désaffecté et interdit, loin du regard des parents, et découvre des cœurs pour la vie sur les parois des murs. Tout, dans cet endroit, mène également à une paix aujourd’hui presque utopique. Je m’assois pour écrire ces quelques lignes sur les marches menant au LET IT BE tagué sur le béton des années soixante.


J’approche les ruines d’une des nombreuses bâtisses construites postérieurement à l’ashram du gourou des Beatles, où la végétation a largement poussé entre les colonnes de béton. Soudain, autour des fenêtres, la visite prend l’aspect de la scène du Livre de la Jungle où Mowgli est pris dans la danse des singes.





En effet, une famille de Langurs a pris ce lieu pour terrain de jeu et de nourriture. Mes filles m’accompagnent dans cette balade entre Chihiro et Le Livre de la Jungle, leurs deux contes favoris, un imaginaire génial qui laisse des traces pour la vie.







En passant brièvement dans la galerie photo, je découvre d’autres chansons que celles des Beatles inspirées par la méditation transcendantale du Maharishi. Donovan, un des précurseurs, les Beach Boys, Stevie Wonder…bien sûr, nous étions en plein Flower Power.


En voyant les Beatles sur ces photos, sûrement pas inédites, j’ai bien la sensation qu’ils se sont offert une belle résidence d’écriture, au soleil et au son de l’Inde. Trois semaines de voyage inspiration surmédiatisée qui continue de faire vendre des billets d’entrée, des boomers à la génération Z.

En dehors de Georges Harrison, je vois mal les trois autres rester dans une de ces huttes suffisamment longtemps pour ressentir les effets de la sadhana (la pratique de…) du lever au coucher du soleil… Trois mois, peut-être plus, un an… Qui sait rester scotché ici ?



Transition intérieure


Ici vient s’achever ce récit. Je n’ai pas écrit régulièrement sur la fin de mon séjour, ce journal local a probablement le bon timing pour ne pas éveiller en moi ou susciter de l’ennui. Les détails des évènements qui ont suivi étaient ceux d’un quotidien normal à Rishikesh. J’en ressens la satisfaction, car c’est exactement la base initiatique que je souhaitais pour ce séjour. Bien sûr, il y eut de nouvelles promenades, des achats dans les échoppes d’un centre populaire que j’ai adoré. De nouveaux petits déjeuners au TIP TOP, Ganga View Café. Les derniers cours de yoga dans le petit centre du début du séjour. J’en glisse encore quelques photos.

















Pushpa et Jay
Pushpa et Jay














L'effet cheveux blonds







Durant mon séjour, je ne suis allée que trois ou quatre fois sur mes applications d’abonnements politiques et culturels, pour me libérer de l’idée qu’il me fallait commencer mes journées avec les médias. Sur mes abonnements au monde politique, je n’ai vu que ce qui était prévu du démantèlement Trumpiste et surtout une actualité, que j’avais pourtant choisie, qui se gargarise de la folie narcissique en boucle. Mes limites sont enfin apparentes. Je m’étais éloignée de ma vibration intérieure, aux prises aussi, avec un système musical cloisonné par un nombre de vues que les majors compagnies se targuent de booster. Aux prises avec ce monde entrepreneurial et mécanique.

Ce voyage local, aussi court qu’il puisse paraître, m’a redonné Vie…

Vie sans jeter l’éponge, de luttes douces, concrètes, relocalisées,

Vie sans trop subir les désastres du capitalisme,

Vie dans le nord de l’Inde,

Vie aux projets de marches au plus long cours,

Vie au contact de communautés du possible,

Vie libre et avancée, pour ne pas dire progressiste.

Mon éco-politico-artistico-burnout est terminé.


Ce voyage local m’a redonné Joie,

Joie autour de jeunes femmes nomades rencontrées,

Joie en cercle d’inspirations, de résistance et de rêves.



Namaste & Love Rishikesh



Merci à celles et ceux qui figurent dans l'histoire de ce journal et qui ont accepté que je publie leur photo. Mell, Lucie, Sandrine, Victoria, Hemend, Wing, Jay, Pushpa, Sushil, Buwhan, le sadhou, mon chauffeur de scooter, les musiciens du kirtan, la jeune femme indienne, mes filles.

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